Lorsque Catherine Viollet m’a invitée à écrire ce texte, je suis retournée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris visiter la collection. C’est toujours un moment qui m‘apaise beaucoup que de revoir les Bonnard, les salles Supports/surfaces, ou encore les œuvres de Martial Raysse. Disons que « je m’y retrouve » …
Les hasards du calendrier ont fait qu’au même moment, les expositions d’André Cadere et A.R.Penck étaient à l’affiche. Si la « peinture en bâton » de l’un me permettait d’appréhender le contexte français des années 70, la peinture sur toile de l’autre m’aidait à mieux comprendre la rencontre de l’abstraction et de la figuration, du signe et du symbole … et donc, entre ces deux rétrospectives, à mieux cerner l’histoire de Catherine et de sa peinture, sa peinture à un moment de cette histoire.
Ce qui m’a intéressée lorsque j’ai vu pour la première fois son travail il y a quelques années, c’est son principe de « dé-liaison ». Dans un premier temps, de façon formelle, la dé-liaison nommait la distance entre dessin et couleur, la dissociation du trait et de l’aplat, et donc, en conséquence la part du vide dans le tableau.
J’ai retrouvé ensuite un peu partout ce mot de dé-liaison : en économie, dans l’urbanisme, en psychanalyse … et pour au moins chacun de ces trois domaines, l‘on conviendra avec moi que le vide est on ne peut plus significatif …
Outre la nécessité de rappeler que la dé-liaison est aussi ce qui permet à l’air de circuler dans le tableau, elle nomme ainsi la perte, l’absence de lien.
Je m’interrogeais en même temps sur la possibilité pour sa peinture, dans son déroulement, de devenir le lieu même de la restauration de ce lien. Comme le pointe Alin Avila : un air tumultueux circule sur le tableau et si tout ne vole pas, c’est bien parce que le regard tient, tend tout cela, une tentative d’équilibre instable selon la formule, employée dans d’autres circonstances, par Sylvia Bächli.
Mais ce qui m’intéressait plus profondément encore, et comme à chaque fois que je regarde de la peinture contemporaine, c’était sa capacité à me distancier tout autant qu’à me propulser dans les préoccupations d’un monde fait de flux et de réseaux, de circulations et de relais, de véhicules d’informations, d’objets, d’hommes …
Je l’ai déjà écris ailleurs : comment des notions telles que l’immédiateté de l’information, l’abolition des distances … mais aussi le durcissement des frontières, l’accroissement des inégalités entre centre et périphérie, nord et sud viennent enrichir le vocabulaire des pratiques picturales, et, à l’inverse, la possibilité pour la peinture de s’en emparer ?
Comment imaginer une traduction plastique à ces réseaux qui couvrent désormais l’ensemble de la surface de la planète, et dont l’immatérialité rajoute beaucoup à la brutale immédiateté de leurs effets.
C’est, à mon sens, cette immatérialité qui fait de la peinture et de sa capacité à transformer des signes en symboles un des médiums les plus pertinents pour une tache d’envergure : donner une image à cette nouvelle organisation du monde, et ainsi, adoucir le traumatisme dont parle Paul Virilio d’une désorientation fondamentale dû aujourd’hui au temps réel, successif à celui de l’espace réel de la Renaissance.
Catherine elle-même en parle : Comment rester serein et en harmonie quand tout se bouscule, quand ce début de siècle met en œuvre les grands mouvements du monde, que ces évènements prennent tellement le cœur et l’âme…
Dans l’exposition de l’Orangerie du Château de Sucy-en-Brie, nous retrouvons les toiles mettant en œuvre l’association du dessin et de la peinture, du fusain et de l’huile, où le gras accroche la surface rêche de la toile apprêtée à la pierre ponce. Jacques Py parle du […] tracé sismographique du dessin où la ligne doute et se partage entre l’hésitation et l’affirmation.
J’y ajouterais la vibration de cette même ligne -où le geste du tracé du peintre semble résonner encore à la surface- et la tentation de la chute -entre gravité et suspension des corps.
En tout état de cause, rester vertical me dis-je sans cesse…
D’une démarche essentiellement basé sur le dessin et sa relation à l’espace advient, ces derniers temps, une nouvelle histoire figurée à la mine de plomb et à l’aquarelle sur tissus blancs amidonnés reprenant les schémas météorologiques que nous livrent quotidiennement la presse.
Une recherche graphique et picturale qui reprend le motif, cher à l’artiste, du coussin d’air, mais qui semble aussi, comme je me le demandais plus haut, restaurer le lien. Se référer aux graphiques atmosphériques du déplacement des masses d’air, à leurs cartes striées de flèches dans toutes les directions, en donner l’image d’un « monde flottant », une vision de l’éphémère, du fluctuant, de l’instable … mais les traits reliés cette fois ci.
L’on connaît le nuage comme motif symbolique particulièrement important dans l’histoire de la peinture. D’autre part, Pierre Sterck le rappelle : l’iconographie de la cartographie a été indexée au répertoire formel pictural ce qui a donné une conversion de l’espace ou les usages humains d’espaces en formes plastiques signifiantes.
Le travail actuel de Catherine Viollet se situerait quelque part entre la « Théorie du nuage » d’Hubert Damisch et l’exposition « GNS Global Navigation System » qui a eu lieu en 2003 au Palais de Tokyo.
Entre temps, il a fallu la disparition des mondes mythologiques et religieux pour que les éléments de la nature, tenus jusque-là pour le simple arrière-plan de scènes divines, soient littéralement révélés : Là où le peintre du Moyen-âge n’a jamais peint un nuage sinon dans l’intention d’y placer un ange […] nous ne croyons pas quant à nous que les nuages contiennent autre chose qu’une quantité donnée de pluie ou de grêle écrit Hubert Damisch rappelant ainsi que le peintre du XIXe siècle s’intéresse à l’aspect sensible des nuages, à leurs configurations objectives, aux effets de brume, à l’apparence des choses vues à travers l’écran des formations atmosphériques.
Que la nomination des nuages et les travaux des météorologues du XIXe siècle coïncident avec les heures glorieuses de la peinture de paysage n’est évidemment pas le fruit du hasard. Cette dernière correspond aux intérêts scientifiques pour une véritable découverte, en profane, des miracles de la nature. Au même moment, la peinture de nuage contribuera largement à alimenter les rêveries romantiques.
Conscient aujourd’hui des drames et de l’émotion universelle que suscite les colères du ciel, le peintre contemporain conjugue l’excellence de la technicité météorologique à l’évocation de ce nouveau mystère que représente l’apparente virtualité des énoncés météos et la cruelle réalité de leurs effets.
Catherine collecte et réintègre sur de grandes sérigraphies destinées à voiler les fenêtres de la salle d’exposition, ces commentaires. Aussi abstraits que poétiques, souvent terribles, relatifs aux perturbations atmosphériques, et donc à l’interruption d’un état d’équilibre, ils figurent une des peurs collectives du XXIe siècle, pas si éloignés que ça, peut-être, des mythiques frayeurs des temps passés.
Je feuillette l’album photo qui clôture la monographie de Catherine Viollet édité en 1996, je regarde le déroulé de ces décennies : 1970, 1980… dont je me sens complètement l’enfant. Cela m’éclaire tout autant sur l’histoire de l’art français que sur ma propre histoire ; et plus loin, plus tard, je lis : Les nuages sont formés d’une matière unique qui ne cesse de se transformer, que tout nuage en somme est la métaphore d’un autre.
Delphine Maurant Paris 29 février 2008
La dernière citation est de Stéphane Audeguy, La théorie du nuage, Flammarion, 2005