Catherine Viollet Le pas de temps du modèle

2007-09

Couronne
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Sur le pas du temps du modèle
Sur le pas du temps du modèle

Lorsque Cathe­rine Viol­let m’a invi­tée à écrire ce texte, je suis retour­née au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris visi­ter la collec­tion. C’est toujours un moment qui m‘apaise beau­coup que de revoir les Bonnard, les salles Supports/surfaces, ou encore les œuvres de Martial Raysse. Disons que « je m’y retrouve » …
Les hasards du calen­drier ont fait qu’au même moment, les expo­si­tions d’An­dré Cadere et A.R.Penck étaient à l’af­fiche. Si la « pein­ture en bâton » de l’un me permet­tait d’ap­pré­hen­der le contexte français des années 70, la pein­ture sur toile de l’autre m’ai­dait à mieux comprendre la rencontre de l’abs­trac­tion et de la figu­ra­tion, du signe et du symbole … et donc, entre ces deux rétros­pec­tives, à mieux cerner l’his­toire de Cathe­rine et de sa pein­ture, sa pein­ture à un moment de cette histoire.
Ce qui m’a inté­res­sée lorsque j’ai vu pour la première fois son travail il y a quelques années, c’est son prin­cipe de « dé-liai­son ». Dans un premier temps, de façon formelle, la dé-liai­son nommait la distance entre dessin et couleur, la disso­cia­tion du trait et de l’aplat, et donc, en consé­quence la part du vide dans le tableau.
J’ai retrouvé ensuite un peu partout ce mot de dé-liai­son : en écono­mie, dans l’ur­ba­nisme, en psycha­na­lyse … et pour au moins chacun de ces trois domaines, l‘on convien­dra avec moi que le vide est on ne peut plus signi­fi­ca­tif …
Outre la néces­sité de rappe­ler que la dé-liai­son est aussi ce qui permet à l’air de circu­ler dans le tableau, elle nomme ainsi la perte, l’ab­sence de lien.
Je m’in­ter­ro­geais en même temps sur la possi­bi­lité pour sa pein­ture, dans son dérou­le­ment, de deve­nir le lieu même de la restau­ra­tion de ce lien. Comme le pointe Alin Avila : un air tumul­tueux circule sur le tableau et si tout ne vole pas, c’est bien parce que le regard tient, tend tout cela, une tenta­tive d’équi­libre instable selon la formule, employée dans d’autres circons­tances, par Sylvia Bächli.
Mais ce qui m’in­té­res­sait plus profon­dé­ment encore, et comme à chaque fois que je regarde de la pein­ture contem­po­raine, c’était sa capa­cité à me distan­cier tout autant qu’à me propul­ser dans les préoc­cu­pa­tions d’un monde fait de flux et de réseaux, de circu­la­tions et de relais, de véhi­cules d’in­for­ma­tions, d’objets, d’hommes …
Je l’ai déjà écris ailleurs : comment des notions telles que l’im­mé­dia­teté de l’in­for­ma­tion, l’abo­li­tion des distances … mais aussi le durcis­se­ment des fron­tières, l’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés entre centre et péri­phé­rie, nord et sud viennent enri­chir le voca­bu­laire des pratiques pictu­rales, et, à l’in­verse, la possi­bi­lité pour la pein­ture de s’en empa­rer ?
Comment imagi­ner une traduc­tion plas­tique à ces réseaux qui couvrent désor­mais l’en­semble de la surface de la planète, et dont l’im­ma­té­ria­lité rajoute beau­coup à la brutale immé­dia­teté de leurs effets.
C’est, à mon sens, cette imma­té­ria­lité qui fait de la pein­ture et de sa capa­cité à trans­for­mer des signes en symboles un des médiums les plus perti­nents pour une tache d’en­ver­gure : donner une image à cette nouvelle orga­ni­sa­tion du monde, et ainsi, adou­cir le trau­ma­tisme dont parle Paul Viri­lio d’une déso­rien­ta­tion fonda­men­tale dû aujour­d’hui au temps réel, succes­sif à celui de l’es­pace réel de la Renais­sance.
Cathe­rine elle-même en parle : Comment rester serein et en harmo­nie quand tout se bous­cule, quand ce début de siècle met en œuvre les grands mouve­ments du monde, que ces évène­ments prennent telle­ment le cœur et l’âme…

Dans l’ex­po­si­tion de l’Oran­ge­rie du Château de Sucy-en-Brie, nous retrou­vons les toiles mettant en œuvre l’as­so­cia­tion du dessin et de la pein­ture, du fusain et de l’huile, où le gras accroche la surface rêche de la toile apprê­tée à la pierre ponce. Jacques Py parle du […] tracé sismo­gra­phique du dessin où la ligne doute et se partage entre l’hé­si­ta­tion et l’af­fir­ma­tion.
J’y ajou­te­rais la vibra­tion de cette même ligne -où le geste du tracé du peintre semble réson­ner encore à la surface- et la tenta­tion de la chute -entre gravité et suspen­sion des corps.
En tout état de cause, rester verti­cal me dis-je sans cesse…
D’une démarche essen­tiel­le­ment basé sur le dessin et sa rela­tion à l’es­pace advient, ces derniers temps, une nouvelle histoire figu­rée à la mine de plomb et à l’aqua­relle sur tissus blancs amidon­nés repre­nant les sché­mas météo­ro­lo­giques que nous livrent quoti­dien­ne­ment la presse.
Une recherche graphique et pictu­rale qui reprend le motif, cher à l’ar­tiste, du cous­sin d’air, mais qui semble aussi, comme je me le deman­dais plus haut, restau­rer le lien. Se réfé­rer aux graphiques atmo­sphé­riques du dépla­ce­ment des masses d’air, à leurs cartes striées de flèches dans toutes les direc­tions, en donner l’image d’un « monde flot­tant », une vision de l’éphé­mère, du fluc­tuant, de l’in­stable … mais les traits reliés cette fois ci.
L’on connaît le nuage comme motif symbo­lique parti­cu­liè­re­ment impor­tant dans l’his­toire de la pein­ture. D’autre part, Pierre Sterck le rappelle : l’ico­no­gra­phie de la carto­gra­phie a été indexée au réper­toire formel pictu­ral ce qui a donné une conver­sion de l’es­pace ou les usages humains d’es­paces en formes plas­tiques signi­fiantes.
Le travail actuel de Cathe­rine Viol­let se situe­rait quelque part entre la « Théo­rie du nuage » d’Hu­bert Damisch et l’ex­po­si­tion « GNS Global Navi­ga­tion System » qui a eu lieu en 2003 au Palais de Tokyo.
Entre temps, il a fallu la dispa­ri­tion des mondes mytho­lo­giques et reli­gieux pour que les éléments de la nature, tenus jusque-là pour le simple arrière-plan de scènes divines, soient litté­ra­le­ment révé­lés : Là où le peintre du Moyen-âge n’a jamais peint un nuage sinon dans l’in­ten­tion d’y placer un ange […] nous ne croyons pas quant à nous que les nuages contiennent autre chose qu’une quan­tité donnée de pluie ou de grêle écrit Hubert Damisch rappe­lant ainsi que le peintre du XIXe siècle s’in­té­resse à l’as­pect sensible des nuages, à leurs confi­gu­ra­tions objec­tives, aux effets de brume, à l’ap­pa­rence des choses vues à travers l’écran des forma­tions atmo­sphé­riques.
Que la nomi­na­tion des nuages et les travaux des météo­ro­logues du XIXe siècle coïn­cident avec les heures glorieuses de la pein­ture de paysage n’est évidem­ment pas le fruit du hasard. Cette dernière corres­pond aux inté­rêts scien­ti­fiques pour une véri­table décou­verte, en profane, des miracles de la nature. Au même moment, la pein­ture de nuage contri­buera large­ment à alimen­ter les rêve­ries roman­tiques.
Conscient aujour­d’hui des drames et de l’émo­tion univer­selle que suscite les colères du ciel, le peintre contem­po­rain conjugue l’ex­cel­lence de la tech­ni­cité météo­ro­lo­gique à l’évo­ca­tion de ce nouveau mystère que repré­sente l’ap­pa­rente virtua­lité des énon­cés météos et la cruelle réalité de leurs effets.
Cathe­rine collecte et réin­tègre sur de grandes séri­gra­phies desti­nées à voiler les fenêtres de la salle d’ex­po­si­tion, ces commen­taires. Aussi abstraits que poétiques, souvent terribles, rela­tifs aux pertur­ba­tions atmo­sphé­riques, et donc à l’in­ter­rup­tion d’un état d’équi­libre, ils figurent une des peurs collec­tives du XXIe siècle, pas si éloi­gnés que ça, peut-être, des mythiques frayeurs des temps passés.
Je feuillette l’al­bum photo qui clôture la mono­gra­phie de Cathe­rine Viol­let édité en 1996, je regarde le déroulé de ces décen­nies : 1970, 1980… dont je me sens complè­te­ment l’en­fant. Cela m’éclaire tout autant sur l’his­toire de l’art français que sur ma propre histoire ; et plus loin, plus tard, je lis : Les nuages sont formés d’une matière unique qui ne cesse de se trans­for­mer, que tout nuage en somme est la méta­phore d’un autre.

Delphine Maurant Paris 29 février 2008

La dernière cita­tion est de Stéphane Aude­guy, La théo­rie du nuage, Flam­ma­rion, 2005

Le pas de temps du modèle

Le pas de temps du modèle

Fusain, huile et pastel sec sur toile de pierre ponce

2007

146 × 114 cm

Le pas du temps du modèle 2

Le pas du temps du modèle 2

Fusain sur toile ponce

2008

140 × 185 cm

Le pas du temps du modèle 4

Le pas du temps du modèle 4

Fusain sur toile de pierre ponce

2007

146 × 114 cm

Le pas du temps du modèle 6

Le pas du temps du modèle 6

Fusain sur toile de pierre ponce

2007

162 × 130 cm

Tourbillon

Tourbillon

Fusain sur toile de pierre ponce

2008

146 × 114 cm

Triptyque

Triptyque

Fusain et huile sur toile ponce

2009

300 × 270 cm